Le lean et la « physique des systèmes de production »

La semaine dernière j’étais à Boston pour des raisons privées. J’avais également été invité à donner un talk/ lecture à quelques étudiants du MIT. Le talk portait sur la conception des systèmes de production. J’y ai abordé l’utilisation de méthodes analytiques et tracé le lien avec le lean. Je ne vais pas revenir dans ce post sur les détails de mon intervention. Je voudrais surtout partager avec vous les trois challenges que j’ai soulignés en conclusion.                                                                                                                 

  • Premier challenge : dépasser les gurus et les slogans. Ma prémisse est la suivante : les systèmes de production sont d’une grande complexité – entre autres, parce que cela implique des machines et des hommes. Face à cette complexité, de nombreuses personnes se tournent vers des slogans ou la parole de gurus pour les comprendre, les exploiter et les améliorer. Quelquefois cela marche, quelquefois cela ne marche pas… Même quand cela marche, le succès va jusqu’à certain point. Alors on  se remet, de nouveau, à la recherche du nouveau slogan ou de la parole du nouveau guru… ainsi de suite. Mon conseil aux étudiants du MIT était d’aller au delà de cette facilité et plutôt chercher à accéder à la réelle compression des systèmes de production via la maîtrise de leur physique. Je leur ai également dit que le TPS (Toyota Production System) donnait de bons résultats parce que cela reposait sur une profonde compression de cette « physique de systèmes de production ». Malheureusement certains cherchent à en faire une « doctrine » ce qui réduit sa puissance et son impact.
  • Deuxième challenge : la nécessite d’avoir une approche holistique. Ce point est également lié à l’item précédent car sa prémisse est la même : la complexité des systèmes de production. La bonne illustration de cela est l’importance du facteur humain. La « la physique humaine » n’est pas simple et conduit à des résultats à la fois tangibles et non tangibles… D’où l’importance d’avoir une approche holistique et surtout d’avoir des professionnels capables de comprendre et d’opérer cette complexité.
  • Troisième point challenge : l’importance pour chacun de se construire une intuition correcte des systèmes de production. Je considère que le cœur de cela doit être la compréhension de la variabilité. Comme dans toute discipline, la construction de cette intuition vient à la fois du savoir et de la pratique.

Comme je l’ai mentionné dans quelques uns de mes précédents posts, je travaille depuis quelques années sur un projet qui vise à aider un maximum de personnes à développer leur intuition des systèmes de production. J’en reparlerai plus longuement le moment venu. Les trois points mentionnés dans ce post sont au cœur de ce projet.

Comment regarder l’économie actuelle avec les « lunettes du lean » ?

Takahiro Fujimoto est l’un des grands experts mondiaux du lean. Il est, entre autres, l’auteur de plusieurs bouquins sur le lean dont le plus connu est The Evolution of a Manufacturing System at Toyota, Oxford University Press, New York, 1999. J’ai eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois. La dernière fois devrait être en début 2007. A cette occasion, il m’avait remis un chasse-mouche japonais et une copie d’un de ses récents articles paru dans un grand journal japonais, fidèle à la tradition japonaise qui consiste à offrir des cadeaux à ses hôtes. Je n’ai malheureusement jamais retrouvé cet article –certainement victime du 5S des déménageurs. Il avait heureusement pris le temps de me résumer rapidement le sujet principal de son article qui portait sur l’importance de l’industrie dans l’économie. Cela a été le début de ma réflexion sur les possibles points communs entre les principes du lean et l’économie. Je me suis également nourri des travaux de Paul Krugman. Cet éditorialiste du New York Times est surtout le prix Nobel 2008. Il est, selon moi, avec Joseph E. Stiglitz, l’un des « best minds » actuels dans le domaine de l’économie. Les deux sont d’ailleurs prix Nobel mais Krugman a, en plus, un exceptionnel talent de vulgarisation.

 A l’heure où l’économie de marché se cherche un peu, je me sui demandé ccomment regarder la avec les « lunettes du lean » ? Toute personne qui connait les basiques du lean sait que l’on peut classer toute activité en Valeur ajoutée (VA) ou non valeur ajoutée (non VA) et qu’il existe deux types de non VA. La non VA nécessaire (liée au business model) que l’on essaie de réduire et la non VA pure qu’il faut supprimer. Je ne vais pas vous refaire un cours sur ces basiques. Partant de ces basiques, je me suis demandé alors comment cette structure pouvait être transférée dans l’activité économique de tous les jours. J’ai donc imaginé les correspondances présentées dans la figure ci-dessous.

 

 

De même que dans le lean on parle de VA et de non VA on parle en économie des activités de création de la valeur et d’extraction de valeur. Dans ce modèle je rapproche la VA de toutes les activités de création de la valeur de l’économie. Un industriel qui fabrique un vélo, un paysan qui fait pousser des tomates ou élève des poulets créent de la valeur. Le distributeur qui vent le vélo, la tomate ou le poulet extrait de la valeur. Comme la non VA nécessaire, le distributeur n’est pas indispensable mais l’économie en a besoin pour fonctionner. Comme la non VA nécessaire on peut réduire le nombre de distributeur en établissant un lien plus direct entre le créateur de la valeur et le consommateur –voir le modèle de Dell, « be direct ». Enfin, vient la non VA inutile (e.g., la surproduction) dont l’équivalent dans l’économie serait certains types d’activité d’extraction de valeur. L’exemple naturel qui me vient à l’esprit est la spéculation. Paul Krugman considère que la spéculation est une taxe sociale nuisible à l’économie. Pour résumer, l’industrie manufacturière ou agricole apporte de la VA dans l’économie. Le distributeur et le spéculateur extraient de la valeur. Ils sont des « équivalents » de la non VA. Simplement « le spéculateur a encore une action pire », dixit Krugman. Inutile d’insister sur le fait qu’une économie qui basée sur l’extraction de valeur (économie de UK) est plus fragile (virtuelle aussi) qu’une économie qui crée de la valeur (économie allemande). Inutile également d’insister sur le fait que la création de la valeur est le noyau de l’économie sans lequel l’extraction de la valeur n’est que du « vent ». Avec la correspondance du modèle lean et de l’économie vous pouvez appliquer le reste de ce que vous avez appris sur la VA et les non VA aux notions de création et extraction de la valeur. Dans chaque cas cela semble s’appliquer…

Motivation & conditions de travail : une mine de productivité pas toujours exploitée

Quel est l’effet de la pause sur la productivité d’un opérateur?

Je vous propose quatre réponses :

a-    son efficacité est meilleure au retour de la pause

b-    son efficacité est pire au retour de la pause

c-     son efficacité ne change pas au retour de la pause

d-    autre

 

Essayez d’y répondre avant de lire la suite.

 

Avez-vous répondu ?

 

Si oui, notez votre réponse sur un papier. Et maintenant lisez la suite…

 

Selon les études réalisées par Benjamin W. Niebel* l’efficacité d’un operateur « bondit » au retour de la pause. L’exemple de la figure ci-dessous, tirée de ses travaux montre un saut d’environ 10% au retour des pauses. Selon ces mêmes études, l’efficacité moyenne de l’opérateur diminue au fil de la journée. Ainsi sur la Figure 3.10, on note que l’efficacité moyenne dans la matinée est d’environ  92% contre 86% environ dans l’après-midi.

 

Evolution de l’efficacité de l’opérateur au cours de la journée

Sur la figure ci-dessous la partie de la courbe en pointillé montre ce qu’aurait pu être l’efficacité de l’operateur sans les pauses. Les quatre morceaux de courbe sont mis bout à bout. Cette courbe est certainement très optimiste car il semble raisonnable de penser qu’un opérateur qui ne prend pas de pause verrait son efficacité chuter avec une pente supérieure à celle des quatre morceaux de courbe mis bout à bout. Dans cette hypothèse très optimiste, l’arbitrage se ferait entre la surface hachurée de et la somme de celles représentant Pause 1, Repas et Pause 2. Dans tous les cas, il est nécessaire de faire un test suivi de mesures avant de valider toute organisation. En effet nous sommes ici en plein dans une dynamique fortement impactée par des comportements humains qui peuvent être complexes et dépendre de bien d’autres facteurs. Il est toutefois important de retenir qu’en agissant sur les facteurs humains il est possible d’obtenir des gains très importants. Très souvent cela signifie regarder au delà des « pertes tangibles ». C’est par exemple le cas la non production due au pauses et repas. Il faut également intégrer des gains moins tangibles. Dans ce cas, il s’agit de l’augmentation de l’efficacité. En effet l’on a tendance à oublier ces gains non tangibles dans le bilan global. Cet exemple souligne l’importance d’une approche holistique dans une usine. C’est-à-dire une approche qui intègre toutes les dimensions du problème.

Comparaison d’organisations avec et sans pause 

Dans la majorité des entreprises l’organisation de travail est effectuée par les méthodes sur la base de temps pris par des AET (Agent d’Etude du Travail) qui ont très souvent une approche technique dénuée de toute prise en compte de facteurs humains, trop peu tangible. Pour tout dire, dans l’industrie, très peu de personnes (encore moins de fonctions) possèdent la multi-compétence nécessaire à cette approche holistique. Ceci est un autre sujet sur lequel je reviendrai dans un prochain poste…

 

*B. Niebel, “Motion & Time Study 8TH Edition”, Richard D. Irwin, Inc., 1988